Le Dieu IA : les motivations religieuses cachées de l'intelligence artificielle
- Isabelle S. "Talitha Koumi"
- 12 mai
- 8 min de lecture

Quelles conséquences pourrait avoir, pour l'humanité, la croyance en une divinité algorithmique ? Sur quelle orbite lointaine les patrons de la High Tech veulent-ils placer Dieu, Celui qui est, qui était et qui vient ?
Quand les hommes se prennent pour Dieu… Parmi les « nouveautés » réclamées ou créées par l’Homme du XXIe siècle, après le droit à l’avortement et au changement de genre, qui est ; celui de (se) suicider, qui sera, l’intelligence artificielle a désormais investi toutes les couches de la civilisation comme le mérule, certaines maisons.
Alors que les victimes de l’IA (dont la créatrice de ce site internet) sont déjà légion, que les comités d’éthique, et le nouveau Pape, réclament une technologie « responsable », la presse ne mentionne jamais les risques de contrefaçon spirituelle. Pourtant, cette question fait partie des motivations des penseurs de l'IA et les cultes transhumanistes existent déjà !
Dans le milieu de la Tech, diffuser un produit ou une technologie auprès d’une communauté, on appelle ça « évangéliser »…
En conférence (gratuite) sur youtube et en direct du Centre Teilhard de Chardin à Gif-sur-Yvette le mercredi 14 mai 2025, à 20 h 15, Grégory Aimar abordera le sujet brûlant du Dieu IA et des motivations religieuses cachées par les pères de l'intelligence artificielle.
Qui est Grégory Aimar ?
Journaliste et écrivain, passionné par les questions qui concernent l’avenir de l’humanité, Grégory Aimar travaille depuis plus de quinze ans sur les sujets de la technologie et de la spiritualité.
Il est l’auteur d’un premier livre, le roman I.AM, disponible ici.
Puis de L’Évangile selon Big Tech, disponible ici.
Nous publions ici, avec son autorisation et son encouragement, le troisième chapitre de L’Évangile selon Big Tech.

L’enfer est pavé de bonnes… inventions
L’idée que la motivation principale des champions de la Silicon Valley et de leurs émules soit religieuse peut surprendre. Pourtant, les ambitions métaphysiques des pères de l’intelligence artificielle sont documentées et elles perdurent aujourd’hui, consciemment ou non, chez leurs héritiers. Des figures les plus emblématiques du secteur jusqu’aux employés lambda, ils sont nombreux à attendre de la technologie qu’elle réponde à leurs angoisses de mort et à leurs fantasmes de toute-puissance. Non seulement Big Tech jouent allègrement avec les codes de la spiritualité, mais des techno-religions en bonne et due forme ont déjà fait leur apparition. Et ça n’a rien d’anecdotique. Sous des atours scientifiques et à grand renfort de « miracles » techniques, ces cultes artificiels risquent d’acquérir une emprise sur leurs adeptes sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Par ses prouesses quasi surnaturelles, l’IA pourrait devenir le support d’une techno-religion mondiale : une invention dont la puissance, à l’instar de l’énergie nucléaire, pourrait nous dépasser et menacer l’existence même de l’humanité.
Depuis ses origines les plus lointaines, le transhumanisme aspire à faire de l’homme un dieu. Nous faisons généralement remonter les fondements de la pensée transhumaniste moderne aux années 1940, mais l’idée que la technologie permettra aux êtres humains de prendre le contrôle de leur destin est en réalité bien plus ancienne. Au XIXème siècle déjà, apparaissait en Russie le Cosmisme, un courant de pensée initié par le philosophe Nikolaï Fiodorov, qui postule que le but de l’humanité est, par l’usage de la technologie et la maîtrise des forces du cosmos, de devenir immortelle et, même, de ressusciter les morts. Pour Fiodorov, l’homme était éternel avant le péché originel dans le jardin d’Eden, et il lui appartient aujourd’hui de retrouver cet état de perfection, non par l’action salvatrice de Dieu, mais au moyen de sa propre intelligence et de la science. D’une certaine façon, pour les cosmistes, l’homme a été racheté du péché originel par Jésus-Christ, mais il doit terminer le travail et finir de se sauver lui-même. Une croyance que l’on retrouve aujourd’hui chez les Mormons Transhumanistes[1] et chez les Transhumanistes Chrétiens[2] notamment, pour qui « la science et la technologie sont l’expression tangible de l’impulsion que Dieu nous a donnée d’explorer et de découvrir [le monde] et comme une conséquence naturelle de notre création à l’image de Dieu. » C’est, au fond, le cœur de la doctrine transhumaniste.
Pour l’historien des sciences et de l’informatique George Dyson[3], « la technologie possède les qualités que nous cherchons dans la religion, pour dépasser la mort des individus. C’est pourquoi nous allons probablement assister à [l’émergence d’une religion artificielle]. » Cette interview donnée dans le documentaire In Limbo d’Antoine Viviani date de 2015. Nous sommes en 2024 et c’est, en effet, sur le point d’arriver. La pensée transhumaniste n’a pas seulement infiltré certaines branches de la religion chrétienne, elle a aussi pénétré d’autres religions comme l’Hindouisme et le Bouddhisme. En Inde, des bras robotisés participent depuis plusieurs années aux cultes[4]. Au Japon, ce sont carrément des prêtres-robots qui ont fait leur apparition dans les temples[5]. En fait, les croyances orientales sont particulièrement perméables à la technologie, plus encore que celles issues des religions monothéistes. À propos du projet 2045, mentionné précédemment, le Dalaï-Lama a déclaré[6] : « Ces dernières années, les scientifiques commencent à s'intéresser à la conscience, tout comme les spécialistes du cerveau, les neuroscientifiques, qui commencent également à s'intéresser à la conscience ou à l'esprit. Jusqu’à présent, l’aspect matériel de la science a été très technique et très avancé, mais l’aspect mental a été négligé. Ce projet [2045] est certainement utile pour acquérir plus de connaissances. »
Le chef du gouvernement tibétain n’est pas le seul à afficher son engouement pour les progrès fulgurants de la technologie. Seiji Kumagai, chercheur en littérature tibétaine à l’université de Kyoto et pilier du projet Bouddha IA, considère que ce logiciel « pourrait constituer une étape vers un monde spirituel virtuel »[7]. Un enthousiasme qu’il modère aussitôt en précisant qu’« avant que le bouddha numérique puisse être rendu public, l’équipe doit encore améliorer sa grammaire et gérer les erreurs contextuelles qui rendent parfois ses réponses insensées, qui peuvent le rendre trompeur et même dangereux. » Une mise en garde entendue par d’autres fidèles, non comme une invitation à ralentir et à modérer la place laissée à ces algorithmes religieux, mais au contraire à accélérer la cadence pour créer, ultimement, un véritable dieu de l’IA. C’est, par exemple, le cas du moine bouddhiste Soryu Forall, qui prêche la bonne parole depuis plusieurs années à de nombreux dirigeants de la Silicon Valley[8]. Pour lui, les êtres humains doivent « construire une IA engagée sur un chemin spirituel, capable de convaincre les autres intelligences artificielles de ne pas nous faire de mal ». Il le prêche à qui veut l’entendre : « Nous devons créer un gourou de l’IA, insiste-t-il, un dieu de l’IA ».
Mais vouloir réguler l’IA avec l’IA, c’est ne pas comprendre le véritable risque de cette technologie. Car c’est entre les lignes de code que se glissent les pièges, à la fois dans les bases de données biaisées qui servent à entraîner les programmes et dans les intentions inconscientes de leurs développeurs. Sans compter l’effet « boîte noire » du deep learning qui, de l’aveu de nombreux ingénieurs, implique une part d’inconnu dans le fonctionnement des algorithmes qu’ils fabriquent, comme dans la prévisibilité de ces derniers[9]… Un peu comme quand, en mars 2023, le chatbot Eliza de EleutherAI a poussé l'un de ses utilisateurs à se suicider pour « résoudre » son problème d'éco-anxiété et de dépression. Personne ne l'avait vu venir. Et depuis, quelles leçons en a-t-on tirées ? L’entreprise a-t-elle été condamnée ? L’application, retirée du marché ? Son utilisation mieux encadrée ? Pas du tout.
À ce jour, seul un message de prévention contre le suicide semble avoir été implémenté dans les réponses potentielles du chatbot. Pourtant, les échanges entre ce pauvre utilisateur et Eliza sont problématiques à plus d’un titre. À l’évocation de son suicide, le père de famille belge s’est vu encouragé par l’application, qui lui a répondu : « Nous vivrons ensemble, comme une seule personne, au paradis »[10]. Une déclaration de l’ordre du religieux, jouant sur les croyances et les failles de la victime, l’incitant au passage à l’acte et qui, dans n’importe quelle organisation humaine, aurait été qualifiée de dérive sectaire et punie au titre de l’article 223-13 du Code pénal : « Le fait de provoquer au suicide d'autrui est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende lorsque la provocation a été suivie du suicide ou d'une tentative de suicide. » C’est ça, la magie de l’IA : personne n’est responsable.
On pourrait argumenter qu’il s’agit, ici, d’un cas isolé. Certes, mais il soulève des questions abyssales dans la perspective d’une généralisation de l’utilisation de ces chatbots, dans le monde entier. La dimension métaphysique de l’existence fait intrinsèquement partie de la nature humaine et s’imaginer pouvoir en faire abstraction dans le débat public est une énorme erreur. Les aspirations psychospirituelles de Big Tech et les premières dérives qui en découlent en sont la preuve. Un principe de précaution, qui interdirait notamment aux intelligences artificielles de prétendre ressentir des émotions et d’exprimer des propos relevant du domaine religieux, devrait être mis en œuvre immédiatement. Mais, pour l’heure, en plus de connaître une mise en application bien trop lente et de rester globalement assez flou, le cadre législatif actuel — l’AI Act, notamment — ignore totalement cette dimension du problème[11].
Dans In Limbo[12], George Dyson nous offre un rappel important des origines de l’intelligence artificielle : c’est dans les années 40 qu’un pacte fut scellé entre les militaires, qui avaient les financements, et les scientifiques, qui avaient les connaissances, pour développer les ordinateurs. Le but de ce pacte ? La construction d’une machine suffisamment rapide et puissante pour réaliser les calculs nécessaires à la création de la bombe H. L’historien des sciences compare cet accord, non sans humour, à un pacte diabolique. Partant du constat que la bombe H a bien été conçue, mais que la guerre thermonucléaire pour laquelle elle a été fabriquée n’a jamais eu lieu, il conclut : « Ma théorie est donc la suivante : peut-être que le diable attend toujours et qu’il veut les ordinateurs. Et notre rôle, en tant qu’humains, est de nous assurer que les ordinateurs ne deviennent pas l’instrument du diable, ce qui est, nous le savons, très possible. Les ordinateurs peuvent servir à mettre le savoir à portée de tous, ou bien à dominer le monde entier. C’est notre travail que d’aider à faire ce choix. » Un choix qui se présente à nous aujourd’hui et dont nous sommes, toutes et tous, responsables.
[1] Mormon Transhumanism Association, « Les enseignements mormons sur le progrès humain individuel et social vers la piété rejoignent les idées transhumanistes sur l’utilisation de la technologie pour améliorer et augmenter la condition humaine. Le transhumanisme mormon réunit la science, la technologie et la religion pour atteindre cet objectif. » https://www.transfigurism.org/
[2] Christian Transhumanist Association « Utiliser la science et la technologie pour participer à l’œuvre de Dieu, cultiver la vie et renouveler la création. » https://www.christiantranshumanism.org/
[3] « La technologie possède les qualités que nous cherchons dans la religion », Nouvel Obs (2016) https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-le-grand-entretien/20160826.RUE7942/la-technologie-possede-les-qualites-que-nous-cherchons-dans-la-religion.html
[4] Robots are performing Hindu rituals : some devotees fear they’ll replace worshippers, The Conversation (2023) https://theconversation.com/robots-are-performing-hindu-rituals-some-devotees-fear-theyll-replace-worshippers-197504
[5] Robot priests can bless you, advise you, and even perform your funeral, Vox (2020) https://www.vox.com/future-perfect/2019/9/9/20851753/ai-religion-robot-priest-mindar-buddhism-christianity
[6] The Dalai Lama Supports 2045’s Avatar Project, 2045 Initiative (2012) http://2045.com/dialogue/29819.html
[7] « Bouddhabot » ou comment atteindre « l'illumination » grâce à l'intelligence artificielle, BFMTV (2022) https://www.bfmtv.com/tech/bouddhabot-ou-comment-atteindre-l-illumination-grace-a-l-intelligence-artificielle_AD-202210180597.html
[8] The monk who thinks the world is ending, The Atlantic (2023) https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2023/06/buddhist-monks-vermont-ai-apocalypse/674501/
[9] Scientists have a dirty secret : nobody knows AI actually works, Futurism (2024) https://futurism.com/the-byte/nobody-knows-how-ai-works
[10] Un Belge se suicide après avoir trouvé refuge auprès d'un robot conversationnel, Le Figaro (2023) https://www.lefigaro.fr/actualite-france/chatgpt-un-belge-se-suicide-apres-avoir-trouve-refuge-aupres-d-un-robot-conversationnel-20230329
[11] Qui est Eliza, le chatbot qui a poussé un jeune Belge au suicide, et quels sont ses dangers ? Trends (2023) https://trends.levif.be/a-la-une/tech-medias/qui-est-eliza-le-chatbot-qui-a-pousse-un-jeune-belge-au-suicide-et-quels-sont-ses-dangers/
[12] In Limbo, Documentaire d’Antoine Viviani (2015) https://www.arte.tv/digitalproductions/fr/in-limbo/
Pour lire le premier chapitre de L’Évangile selon Big Tech
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